Témoignage

Couper, coller

On avait depuis longtemps interdit les papiers manuscrits à l’ESJ. Virtuoses de la dactylographie ou le plus souvent adeptes de la frappe à un doigt, les apprentis journalistes, à la rentrée 1980, devaient se plier à la règle. Nous avions nos portables, nos «portatives» plus exactement. Ces petites Olympia ou Olivetti nous accompagnaient partout. La plupart écrivaient à la main et recopiaient «au propre», à la machine. Quelques autres, plus audacieux, se risquaient directement au clavier. Il valait mieux dans ce cas maîtriser autant que possible le premier jet et rêver à l’invention d’une touche d’effacement. Toute faute de frappe demeurait indélébile. Que de phrases entières caviardées de «X», de feuilles à la corbeille et de textes maintes fois recommencés! Tout juste disposait-on de petits papiers correcteurs qu’il fallait, au besoin, placer habilement entre le ruban encreur et la copie avant de refrapper une lettre ou, à la limite, quelques mots. L’arrivée de l’informatique allait bientôt effacer tous ces tracas. 

Déjà, dans cette décennie-là, les imprimeries de presse s’informatisaient. Dans les années suivantes, c’était au tour des rédactions de franchir le pas. L’écriture avait connu une révolution. Le traitement de texte était né.

«C’est sans doute au Berry républicain, en avril 1981, qu’une promotion, la 56e, entendit pour la dernière fois cliqueter des linotypes» écrivait Maurice Deleforge. C’était à l’occasion de notre voyage d’études dans le Centre de la France. Encore composé «au plomb», le vieux journal berrichon faisait déjà figure, à l’époque, de vestige. Notre guide dans cette région, Henri Deligny, enseignait alors à l’IUT de Tours. Également professeur à l’ESJ, il nous initiait, à Lille, à la pratique de l’interview; tout un art. Stylo, feuilles de bloc-notes, ciseaux et scotch (en ruban) étalés sur la table, l’entretien restitué devait résulter d’une recomposition à partir d’un savant découpage de morceaux de textes placés aux bons endroits. Bref, il nous enseignait l’art du «couper-coller».

Pas étonnant, finalement, comme nous le révèle encore Maurice Deleforge, qu’Henri Deligny fût à ce point séduit par les incroyables possibilités offertes par le tout premier outil de traitement de texte destiné aux journalistes, le Scrib, qu’il parvint sans mal à convaincre la direction de l’école de s’en équiper. De la dimension d’une grosse machine à écrire, l’appareil n’en possédait que l’aspect extérieur. En dépit de ses 16kg, c’était en réalité un véritable ordinateur portable. Un miroir escamotable renvoyait à l’utilisateur l’image du texte affiché à l’envers sur un petit écran carré situé à l’arrière. Une mini-cassette le mémorisait et une imprimante à ticket de caisse, intégrée à la machine, permettait de le restituer sur papier. Et ce n’est pas tout. Cet outil polyvalent de fabrication suisse se présentait déjà comme un appareil connecté. Grâce au téléphone intégré, le reporter pouvait transmettre son texte à distance. Avec l’arrivée du Scrib dans ses murs, L’ESJ découvrait l’informatique. C’était au matin du mardi 11 mai 1982. Une nouvelle ère s’ouvrait. 

Entre-temps, avec notre 56e promotion, l’École supérieure de journalisme de Lille avait déménagé du boulevard Vauban à la rue Gauthier-de-Châtillon. Coupée, collée.

F. H.


(1) Maurice Deleforge. L’ESJ racontée par les témoins de sa vie. Les Cahiers de l’ESJ. 1994. P.202.