L’Atlantide : et si elle était
là où Platon l'a décrite ?
Novembre 2002
Mythe ou réalité ? Le débat sur la fabuleuse Atlantide décrite par Platon vient de rebondir après la découverte d'un archipel englouti au large de Gibraltar.
C'est sans doute l'une des énigmes les plus populaires en même temps qu'un réel défi pour les chercheurs : l'Atlantide a-t-elle existé ? Et si oui, où se trouvait-elle ? Par le passé, la question a plusieurs fois resurgi, véritable serpent de mer que chacun tente d'attraper... en vain, jusqu'à présent. Et l'île de replonger chaque fois dans les abîmes d'où Platon l'a sortie il y a plus de 2 300 ans, ne laissant derrière elle qu'un tourbillon d'incertitude.
En juillet dernier, un colloque réunissant à Cerisy (Manche) archéologues, historiens, littéraires et hellénistes et baptisé "Atlantides imaginaires" témoignait de l'intérêt porté à l'Atlantide et à son mythe. Les organisateurs auraient pu rajouter un point d'interrogation à leur titre, car une hypothèse audacieuse était lancée à l'issue des débats: le géologue Jacques Collina-Girard, préhistorien et enseignant à l'université de Marseille, a proclamé avoir découvert l'île mystérieuse avec, pour une fois, de sérieux arguments à l'appui (1).
En consultant des cartes marines, le géologue a mis en évidence, au débouché ouest du détroit de Gibraltar, à proximité du cap Spartel et de Tanger, un relief sous-marin qui s'élève jusqu'à 56 m. Mais ce qui n'est plus guère aujourd'hui qu'un haut fond n'a pas toujours été submergé : il y a environ 19 000 ans, bien avant l'époque où Platon situe l'engloutissement de son Atlantide, la topographie du détroit de Gibraltar différait : "Le niveau de la mer se trouvait 135 m plus bas, soit la profondeur actuellement admise pour le dernier maximum glaciaire", explique Jacques Collina-Girard. Émergeait donc à l'époque, au milieu d'un chenal resserré, une terre de 14 km de long sur 5 de large.
Certes, il ne s'agit pas, comme l'écrit Platon, d' "une île plus étendue que la Libye [l’Afrique aujourd'hui, NDLR] et l’Asie prises ensemble." En revanche, elle figure bien à l'endroit situé par le philosophe, à savoir "devant le détroit appelé "colonnes d'Héraclès"', de nos jours, le détroit de Gibraltar, avec " une pointe dirigée dans la direction de la région appelée aujourd'hui Gadirique ", c'est-à-dire la région de Cadix, en Espagne.
Pour expliquer la différence de taille, Jacques Collina-Girard émet une hypothèse : le souvenir du naufrage progressif de l'île, causé par la remontée des eaux à la fonte des calottes glaciaires, a été transmis par la tradition orale jusqu'à l'époque de Platon, qui l'aurait magnifié pour les besoins de sa démonstration en inventant l'Atlantide, décrite brièvement dans son Timée, puis plus longuement dans le Critias. Pour le reste, le lieu et l'époque coïncident : l'Atlantide se cache exactement là où Platon l'avait placée ! Là où, curieusement, personne n'avait jamais pensé à vérifier... Pourquoi ? Parce que, avance Jacques Collina-Girard, la plupart des chercheurs interprétaient l'indication "devant les colonnes d'Héraclès" comme renvoyant à un «au-delà du monde méditerranéen», ce qui a orienté les recherches dans d’autres directions. Et de fait, par le passé, de nombreuses hypothèses ont situé l’Atlantide entre Afrique et Amérique.
DES ARGUMENTS CRÉDIBLES
Si l'île submergée du cap Spartel coïncide avec le texte de Platon, faut-il pour autant en conclure qu'elle est l’Atlantide ? Pour le géologue, il ne s'agit nullement de prendre pour argent comptant la fable platonicienne. Au risque de décevoir les "atlantophiles", il convient de se résoudre à la réalité d'une Atlantide paléolithique modeste, sans commune mesure avec la fabuleuse civilisation disparue qui a tant inspiré poètes, écrivains, cinéastes et chercheurs : pas de cités ou de palais engloutis mais, dans le meilleur des cas, quelques silex taillés, quelques outils en os, bref, des objets préhistoriques identiques à ceux trouvés de part et d'autre du détroit. Des vestiges archéologiques qui justifieraient en tout cas pour Jacques Collina-Girard d'entreprendre une expédition sous-marine. D'autant qu'il ne doute pas que cette "Atlantide" était peuplée : "L'émersion de l'archipel du cap Spartel coïncide avec des remplacements majeurs de populations bien connus des préhistoriens. En Afrique du Nord et sur le continent ibérique, le maximum glaciaire voit l'élimination des Homo sapiens archaïques par les hommes modernes du Paléolithique supérieur. Ces populations se répandent rapidement sur les côtes africaines et européennes. Les habitants des sites préhistoriques qui peuplaient les côtes du Maroc et de l'Espagne fréquentaient certainement l'archipel du cap Spartel alors situé entre 8 et 5 km des côtes. "
L'hypothèse de Jacques Collina-Girard a le mérite de "coller" aux précisions géographiques révélées dans les textes fondateurs. Et pour une fois, les arguments scientifiques avancés sont crédibles. Le haut-fond du cap Spartel se lit effectivement sur les cartes marines actuelles ; quant aux variations du niveau des eaux, les géologues ont pu les reconstituer de façon assez précise en étudiant les fluctuations climatiques, notamment grâce aux carottages effectués dans les récifs coralliens tropicaux. En réalité, nul cataclysme n'a englouti l'Atlantide... "Il n'y a pas d'ambiguïté à ce sujet, confirme Edouard Bard, chercheur au Centre européen de recherche et d'enseignement de géosciences de l'environnement (Cerege), à Aix-en-Provence. On peut même avancer qu'une remontée des eaux estimée à 10 m par siècle au maximum a pu être perceptible à l'échelle humaine et transcrite dans les mythes. En revanche, parler de la découverte de l’Atlantide relève d'un domaine beaucoup plus spéculatif "
De fait, Platon aurait aujourd'hui du mal à retrouver son "idéal" dans cette Atlantide initialement peuplée de Cro-Magnons. Les universitaires rassemblés à Cerisy ne semblent guère plus à l’aise : l'accueil réservé à l'hypothèse «Gibraltar» ne fait pas l'unanimité. D'autant moins que l'affaire semblait entendue depuis les années 60, notamment après les travaux de Pierre Vidal-Naquet, auteur d'une des interprétations les plus séduisantes du mythe de l’Atlantide et à laquelle se rallient la majorité des exégètes. Dans sa fable, à travers l'image des Atlantes, Platon aurait représenté les Athéniens de son époque, opposés à ceux de l’Athènes idéale. Pour les besoins de son récit, l'auteur du Timée et du Critias aurait simplement introduit quelques éléments historiques puisés dans les connaissances de son temps. Mais Pierre Vidal-Naquet n'admet pas que l'on en tire argument en faveur d'une quelconque interprétation réaliste du récit.
EXIT L'HYPOTHÈSE SANTORIN
Fustigeant en janvier 2002 la frénésie des "atlantomanes", l'helléniste renvoie aujourd'hui dos à dos le géologue marseillais et les archéologues qui prétendaient avoir retrouvé les Atlantes en Méditerranée, dans la civilisation crétoise détruite par l’éruption du volcan de Santorin vers 1500 av. J.-C. Comme l'explique l'archéologue René Treuil, spécialiste du monde égéen, l'hypothèse Santorin doit plus son succès à la stratégie de marketing développée par l'archéologue grec Spyridon Marinatos (disparu en 1974) qu'à sa valeur scientifique. En dépit de la promotion dont elle a également bénéficié de la part de Jacques-Yves Cousteau, cette théorie a été mise à mal à partir des années 80. " La civilisation crétoise, continue René Treuil, n'a pas pu être détruite par l'explosion du volcan de Santorin, tout simplement parce qu'elle a survécu longtemps après cette catastrophe. " Sans compter que ni le lieu ni la date ne correspondent au texte de Platon... Les faiblesses de l'hypothèse Santorin ne suffisent pas cependant à convaincre René Treuil de la vraisemblance de l'hypothèse Gibraltar ; l'archéologue préfère se ranger aux côtés des partisans d'une Atlantide totalement imaginaire.
Tous les spécialistes de Platon ne rejettent toutefois pas la découverte de Jacques Collina-Girard. C'est le cas du philosophe Jean-François Mattéi, auteur en 1996 d'un ouvrage sur les mythes platoniciens (Platon et miroir du mythe, De l'Age d'or à l’Atlantide, PUF). Platon, constate-t-il, revient avec insistance sur la date de submersion de l'île, tout comme sur sa localisation. Un argument de poids en faveur d'un lien possible entre mythe et réalité ? " Si l’Atlantide recèle un fond de vérité, il faut qu'elle soit dans l’Atlantique. Cela n'a pas de sens de l'avoir cherchée à Santorin ou ailleurs. Si Platon l'a située aux colonnes d'Hercule, peut-être avait-il de bonnes raisons. "
Lesquelles ? A-t-il exploité le récit d'un événement réel venu du fond des âges ? A-t-il cherché, pour les besoins de sa démonstration philosophique, à situer sa propre fable dans un cadre géographique cohérent avec les connaissances de son époque ? A-t-il associé ces deux raisons ? La question n'est pas résolue mais, de toute évidence, si le philosophe recherchait une image symbolique de "I'Autre", face aux héros de sa cité idéale, il devait la trouver au-delà des limites du monde connu, de l'autre côté du détroit de Gibraltar.
Bien qu'il partage l'interprétation de Pierre Vidal-Naquet, l'helléniste Luc Brisson, traducteur du Critias et du Timée, admet qu'il est sans doute plus confortable pour les universitaires de ne voir dans le mythe de l'Atlantide qu'une simple allégorie, ne serait-ce que pour éloigner le spectre des dérives ésotériques et idéologiques auxquelles il est parfois associé. Néanmoins, estime-t-il, "il existe naturellement dans le mythe un effet de réel qui s'attache à l'espace et au temps, c'est pourquoi l'hypothèse d'une fable n'exclut pas totalement la possibilité de relier l'Atlantide à un phénomène réel ".
ENTRE CRÉDIBILITÉ ET DÉCEPTION
L’ Atlantide n'est donc sans doute que le produit de l'imagination de son auteur ; oui, mais si l'on admet qu'un noyau de réalité peut se cacher au coeur du mythe, l'îlot de Gibraltar, victime et témoin incontestable du "Déluge" paléolithique, est peut-être en passe de se poser pour longtemps en symbole crédible d'une Atlantide réelle, une Atlantide, hélas, bien éloignée de celle de Platon.
(1) L'Atlantide devant le détroit de Gibraltar ? mythe et géologie, Jacques Collina-Girard/C. R. Académie des Sciences de Paris, Sciences de la Terre et des planètes/333 (2001) 233-240.
François HERBAUX
Illustration Science & vie.