Morgiou, le sanctuaire restauré est inauguré
Dire que l’on prétendait que cela n’arriverait jamais, que ce n’était encore que promesses de chefs et de chamanes ! Eh bien, les mauvaises langues se sont trompées. La grotte sacrée de Morgiou, entièrement restaurée, vient d’être officiellement inaugurée.
“C’est vrai, le retard est important. Le sanctuaire aurait dû être ouvert depuis des lunes, a volontiers reconnu Lagh-Aard, le grand chamane du clan de Marh-Seilh, mais il nous fallait nous assurer de l’accord et du soutien des chefs de tribu, de leur contribution aux offrandes, et, croyez-moi, ce n’était pas la chose la plus facile!”
Avec un peu de chance, tout aurait pu être prêt pour le printemps dernier mais le grand chamane Maz-Nôh n’avait pas été prévenu à temps. Il est vrai que le voyage vers son sanctuaire de Pech-Merle, au pays du couchant, n’est pas une mince expédition, même pour des messagers aguerris comme les nôtres, solidement équipés d’arcs et de flèches, même pour ces hommes expérimentés, capables de construire un radeau en une demi-journée afin de franchir fleuves et rivières. La présence du grand chamane dont l’autorité spirituelle rayonne sur tout le territoire connu, paraissait indispensable - tous en ont convenu - de même que celle de De-Foâh, le sorcier du clan de l’Arh-Desh.
La grotte de Morgiou, en effet, n’a rien d’une petite “caverne aux esprits” comme on en trouve ici ou là et dont les parois sont gravées ou peintes à la hâte pour répondre à la ferveur populaire. Selon toute vraisemblance, cette grotte redécouverte il y a deux printemps, n’est autre que le célèbre sanctuaire de Kosk-Hêr dont le souvenir se perpétuait dans la mémoire collective mais dont beaucoup se demandaient s’il avait vraiment existé (1).
Cette inauguration tombe à point nommé pour Dharl, le chef du clan de l’Aurochs, dont l’autorité vient de s’étendre à toutes les tribus entre mer, montagne et Grand Fleuve. Celui que tous appellent le Grand Conciliateur trouve ainsi, avec ce sanctuaire, l’élément fédérateur qui lui permet de parachever son œuvre unificatrice. À sa demande, les signes du phoque (symbole des clans de la côte) et du bouquetin (pour les tribus des montagnes) côtoieront désormais celui de l’aurochs à l’entrée des tentes et des abris de ceux qui se sont ralliés à son autorité.
Le sanctuaire retrouvé
On le sait, les cérémonies d’apparition des esprits animaux ne sont pas ouvertes à tous. Seuls les chamanes et leurs disciples, les chefs, les anciens et les chasseurs les plus valeureux sont autorisés à y assister. Les conteurs n’y sont pas forcément les bienvenus et il a fallu toute l’insistance des chefs - et notamment de Dharl - auprès des chamanes, pour que je puisse y prendre part. Mon confrère apologiste de Dlhab-Ours, le maître des échanges avec les autres tribus, n’a pas obtenu ce privilège.
“C’est pourtant grâce aux conteurs que le souvenir du sanctuaire de Kosk-Hêr a pu se perpétuer !” a vivement plaidé mon ami Roud (2), le chercheur de grottes. Particulièrement en odeur de sainteté auprès des chamanes, Roud n’a pas son pareil pour détecter la présence des esprits animaux au cœur des parois rocheuses. Sa science - c’est le mot - des mystères de la pierre, alliée à une parfaite connaissance de la nature animale, facilite grandement le travail des chamanes et leur épargne bien des fatigues. C’est pour eux un précieux allié. Son insistance m’a ouvert l’entrée du sanctuaire.
Dans l’attente de la cérémonie, Lagh-Aard, le sorcier du clan, avait interdit à quiconque de pénétrer dans la grotte. Il craignait l’action des esprits malfaisants. Il s’inquiétait de la vengeance des ancêtres dont les marques laissées jadis sur les parois avaient été outrageusement abîmées au moment de la redécouverte.
“ À l’époque raconte-t-il, intrigué par le récit des jeunes du camp selon lequel deux d’entre eux avaient découvert une nouvelle grotte du côté de Morgiou, j’ai demandé à Roud de m’accompagner afin de la visiter. Lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans le sanctuaire, lorsque j’ai vu les mains des ancêtres qui apparaissaient en négatif sur la paroi, j’ai tout ce suite compris qu’il s’agissait de la célèbre grotte Kosk-Hêr. Je n’en croyais pas mes yeux. Moi Lagh-Aard, le sorcier de Marh-Seilh, je me trouvais dans le saint des saints, dans le site sacré où l’on peut dialoguer avec nos divinités. Cela ne faisait aucun doute, il s’agissait bien du sanctuaire dont parlaient toutes nos légendes. C’était incroyable. J’en ai pleuré. J’ai immédiatement fait prévenir Maz-Argh, notre chef, pour qu’il prenne, avec le conseil des anciens, les dispositions qui s’imposaient”.
L’une des premières préoccupations avait été de régler le sort des deux jeunes vandales à qui la communauté devait la redécouverte du site mais qui néanmoins avaient à répondre de leurs actes imbéciles.
“Lagh-Aard n’avait pas remarqué les dégradations, confie Roud, c’est moi qui lui ai montré que par endroits les mains des ancêtres avaient été grattées, comme pour en détruire la magie. Le chamane, prenant conscience de cet acte sacrilège, est entré dans une rage folle, hurlant, gesticulant, proférant des menaces de mort à l’encontre des jeunes iconoclastes. J’ai eu grand peine à le calmer”.
Des idées sacrilèges
Convoqués devant le conseil des anciens, les jeunes gens, penauds, s’étaient bien gardés, cette fois, de vanter leur exploit et chacun s’était demandé ce qui avait bien pu motiver de tels actes. Comme on pouvait s’y attendre, l’accusateur le plus virulent avait été Lagh-Aard. Le chamane affirmait en effet que les deux garçons avaient été endoctrinés par les idées sacrilèges du mystérieux Déh-Déh l’homme-nu, celui qui ne croit pas aux esprits. “Déh-Déh l’homme nu ? On ne le connaît même pas !” avait osé avancer le moins intimidé des deux.
Il est vrai que la pensée absurde de ce personnage hors du commun - un univers sans esprits, composé uniquement de ce que la nature nous présente - ne semble pas intéresser grand monde. D’ailleurs, en dehors de quelques sorciers, qui connaissait vraiment ce soi-disant sage dont les idées se prêtent plutôt à la dérision ? Mais les chamanes sont des gens prudents, nantis d’une sainte horreur du rire. Pour eux, il est des signes qui ne trompent pas et il ne faut pas négliger la menace. L’inquiétude d’un Lagh-Aard face à ce scepticisme naissant ne s’est guère estompée, deux printemps après les faits. Elle ne fait que traduire un sentiment partagé par de nombreux chamanes.
Le trouble était tel, à la veille de l’inauguration, que le puissant De-Foâh, interrogé dès son arrivée dans notre campement, a tenu à rassurer son monde. A ses yeux, cela ne faisait aucun doute, le chamanisme avait encore de beaux jours devant lui. “Ce n’est pas parce que deux jeunes inconscients ont un jour caviardé les signes des ancêtres ou parce qu’un homme-médecine végétarien, obsédé par les mystères de la génération, se balade à poil en proclamant que les esprits n’existent pas, qu’il faut décréter la fin de nos croyances!” a-t-il clamé vertement de sa voix chantante, ajoutant quelques incantations bientôt couvertes par les ovations.
Terrorisés par les mains
En réalité, personne n’avait vraiment cru à la thèse de l’endoctrinement des jeunes. Aussi, malgré la gravité de l’acte, malgré la sévérité du conseil et l’intransigeance de certains anciens, les mères qui assistaient au procès avaient été vite rassurées. Leurs fils ne risquaient pas leur tête. Le chef Maz-Argh, qui présidait le tribunal, avait quelque peu maintenu le suspense de la sentence, histoire de donner une bonne leçon aux deux inconscients puis il avait brandi le chapelet de cadavres de petits oiseaux, symboles de l’innocence, et clamé haut et fort : “À Marh-Seilh, on n’est pas des sauvages !” La peau de loup surmontée d’un crâne aux mâchoires menaçantes était restée sur le rocher. Exhibée, elle eût signifié la condamnation des jeunes gens.
Ils n’y étaient pas allés de main morte, pourtant, les vandales ! “Lorsqu’ils ont découvert la grotte, raconte Roud, témoin au procès, ils ont sans doute été terrorisés par la présence des mains. C’est ce qu’on voit en premier dans le sanctuaire. On ne peut pas les manquer. Ces signes symbolisaient pour eux une puissance maléfique, la marque d’une magie dangereuse qu’ils ont tenté de neutraliser de façon violente.” Ils ont gratté tant qu’ils ont pu, d’abord avec un fragment de stalactite trouvé sur place, puis avec un précieux morceau de silex qu’ils n’ont finalement pas hésité à mettre à rude épreuve. Le résultat, ce sont des sillons désordonnés gravés très profondément. “De nombreuses mains sont barrées de traits, confie Roud. Par endroits, ils ont tellement insisté qu’on n’arrive même plus à savoir si c’est une main gauche ou une main droite. L’un d’eux a ramassé un morceau de charbon et tracé trois gros points par-dessus une main. Ils ont même gaspillé de l’ocre rouge pour en barrer certaines autres !”
“De nos jours, on ne fait plus de mains dans les grottes sacrées, explique pour sa part De-Foâh, le sorcier du clan de l’Arh-Desh dont le sanctuaire recèle aussi de nombreuses empreintes. Leur origine se perd dans la nuit des temps, mais si, comme nous, vous aviez conservé le lieu de culte de vos ancêtres, même les jeunes auraient su de quoi il s’agissait”.
Cette terreur, cependant, n’explique pas pourquoi ils s’en sont pris aussi aux restes des quelques offrandes qui se trouvaient là depuis bien longtemps. “Ils ont reconnu avoir abattu sans réfléchir, dans leur excitation, un autel en bois pourri sur lequel quelques objets avaient été placés par les ancêtres, poursuit Roud, des statuettes, des effigies, quelques carcasses d’animaux ont ainsi fini sous les flammes de leurs torches. Ils se sont toutefois défendus d’avoir dérobé des coquillages précieux ou des pierres rares. Nous n’avons rien trouvé de cela, ont-ils affirmé. Je crois qu’ils étaient sincères.”
Quoi qu’il en soit, les jeunes vandales en ont été quittes avec un blâme public et quelques travaux d’intérêt général. Ils ont récemment fini de purger leur peine. Ce sont eux qui ont notamment été chargés d’apposer à l’entrée des tentes, les signes de l’aurochs, du phoque et du bouquetin...
Le clan s’était ainsi dignement préparé à recevoir le grand chef Dharl. Parmi les personnalités conviées à la cérémonie de Morgiou, le Grand Conciliateur, parti très tôt de son campement de voyage, fut le premier à aborder le territoire des hommes de Marh-Seilh. Son arrivée a été saluée au rythme des tambours dont les battements sourds, réguliers et monotones avaient, en fait, commencé à résonner depuis l'aube de ce jour le plus long. A la suite de leur chef, une vingtaine de chasseurs du peuple de l’Aurochs, somptueusement vêtus de peaux d’un noir luisant, portaient bien haut l’étendard des nouvelles tribus réunies et arboraient chacun, comme il se devait, au sommet du crâne, les immenses cornes blanches, insignes de leur clan. Suivaient des femmes et des jeunes apportant avec eux une quantité d’offrandes : des armes de toute beauté, sagaies, boucliers, carquois décorés, des statuettes richement vêtues, des galets et des coquillages rares, des silex habilement taillés, ainsi que des quantités de représentations animales peintes sur des peaux de phoque. Mais le fin du fin, c’était l’immense massacre de mégacéros précieusement enveloppé sous des toisons de bovidés et installé, pour le transport, sur une structure en bois que portaient quatre hommes.
Des offrandes prestigieuses
Chaleureusement accueilli par le chef Maz-Argh qui avait revêtu pour la circonstance une large tunique en peau de panthère, Dharl a pris place sous la tente dressée tout spécialement pour les invités de marque afin de s'entretenir avec les sorciers. Chacun a pu ainsi s’abreuver d'une eau de neige récoltée au petit matin par les montagnards de Marh-Seilh.
Ainsi que beaucoup s'y attendaient, les hommes des Bouches du Grand Fleuve et leur chef Sin-Justh sont arrivés par la mer. Depuis le rivage, ceux du clan de Marh-Seilh guettaient au loin la silhouette de leur grand radeau, témoin de l'immense savoir faire de ce peuple.
Sin-Justh apportait avec lui des quantités de sagaies en os finement ciselées, des trophées d'animaux marins et de nombreux coquillages précieux qui rivalisaient de beauté avec ceux de l'Aurochs. Des statuettes de bois vêtues de peaux de petits rongeurs ainsi que quelques coiffes multicolores composées de plumes d'oiseaux rares complétaient la panoplie des offrandes.
Les présents de Dlab-Ours brillaient moins par leur quantité que par leur qualité. A vrai dire, plusieurs des coquillages apportés par le grand maître du troc n’avaient tout simplement jamais été aperçus auparavant. Une pierre noire et plate représentant une étrange coquille en spirale a provoqué l’étonnement général, de même qu’une collection de silex, très fins, d’un blanc laiteux, presque transparent. Quelques fidèles avaient aussi apporté, pour leur part, des statuettes d’argile assez grossières mais parmi lesquelles on pouvait remarquer néanmoins un couple de chevaux superbes, saisis dans leur mouvement.
Maz-Argh, quant à lui, offrait aux esprits animaux une incroyable variété de peaux de bêtes, toutes les espèces connues des chasseurs, des plus fréquentes aux plus rares. Un étonnant crâne d’ours géant aux crocs impressionnants trônait au sommet des fourrures amoncelées. Sa provenance est demeurée secrète.
On peut se demander s’il est bien raisonnable de laisser de tels trésors dans le sanctuaire. Il est à parier que certains n’hésiteront pas à braver le courroux des esprits pour s’en emparer (3).
Maz-Nôh, le grand chamane, s’est fait attendre. L’inquiétude était à son comble lorsque quelques-uns des messagers envoyés à sa rencontre sont rentrés au camp, annonçant son approche. Bientôt, malgré le bruit assourdissant des tambours que des dizaines d’hommes ne cessaient de marteler, se fit entendre aux fines oreilles de ce peuple de chasseurs, s’élevant au loin dans la steppe, le son mélodieux de quelques flûtes qui annonçaient l’approche du grand maître des esprits.
Le secret des chamanes
Son arrivée valait bien celle de Dharl. Couvert de plumes, le grand chamane traversa le campement en contournant les grands feux, sous les yeux fascinés de ceux de Mar-Seilh. À travers les flammes, on eût dit le dieu Phé-Nihx en personne. Avec lui, les chefs se sont abreuvés de jus de baies fermenté qui bientôt leur monta à la tête. Ils n’étaient pas les seuls. À l’extérieur de la tente “officielle” les gens de Marh-Seilh ainsi que les membres des différentes délégations, abrutis par le bruit des tambours, saoulés par l’odeur des phoques qui grillaient déjà sur de grands brasiers, excités par les flammes, les chants et la ripaille qui se préparait, hommes, femmes et enfants s’étaient mis à danser autour des feux, devant l’entrée de la grotte où tous s’étaient rassemblés.
Seuls les chefs, les chamanes accompagnés de leurs disciples, quelques musiciens et les porteurs d’offrande - parmi lesquels je me suis glissé - ont pu pénétrer dans le sanctuaire et assister à la cérémonie, à la lumière des torches. Des autels de bois recouverts de peaux avaient été dressés pour recevoir les offrandes. Ils n’ont pas suffi. De nombreux présents ont été déposés à même le sol.
Plusieurs tambours qui avaient conservé la cadence sourde entamée depuis l’aube accompagnaient le cortège dansant. Animées par la lumière des torches et l’écho des percussions, les parois de la caverne semblaient prendre vie à mesure que s’échauffaient les participants. Les chamanes et leurs disciples rythmaient leurs danses de hurlements sacrés. Les chefs, au début, semblaient vouloir garder la tête froide mais ils furent rapidement trahis par leur enthousiasme. Ceux qui les escortaient n’ont pas tardé à partager complètement l’hystérie collective. Bientôt, les cris stridents des sifflets rituels sont venus s’ajouter aux rythmes des tambours. Les trois chamanes se sont agenouillés autour d'un petit foyer dans lequel les disciples jetaient des herbes et des champignons séchés ainsi que des cadavres de rongeurs. Une odeur affreuse envahissait la caverne. Par-dessus les têtes des sorciers, quelques hommes tendaient une immense peau afin de retenir la fumée que les chamanes respiraient à pleins poumons. Deux fois, trois fois, dix fois, les maîtres de la cérémonie se sont replongés dans les fumées enivrantes. Les effets n’ont pas tardé à se faire sentir à toute l’assemblée. Après chaque série de bouffées, les chamanes se relevaient, dansaient et tournaient autour du feu en hurlant, puis ils disparaissaient à nouveau dans la fumée rousse. La chaleur est vite devenue insupportable. Tous s’étaient décoiffés. Ceux de l’Aurochs avaient les premiers abandonné leurs pesants couvre-chefs. D’autres ôtaient même leur tunique. Le délire était à son comble lorsque sur un signe de Maz-Nôh tout s’est arrêté.
La voix des esprits
Seuls les esprits animaux s’étaient réveillés. Des parois de la caverne, leurs hurlements plaintifs s’élevaient jusqu’à nos oreilles bourdonnantes...
Soudain Maz-Nôh, battant des ailes, les yeux rejetés en arrière, hurla les noms des bêtes avec lesquelles il entrait en contact tandis que les participants, mains en l’air, répondaient en silence par le langage des chasseurs, repliant tel ou tel doigt, en fonction de l’animal appelé. L’un des disciples avait fait signe aux tambours. La caverne vibrait de nouveau. “Cabale, cabale...” commençait à crier Maz-Nôh, immédiatement repris par les deux autres chamanes. Aussitôt, Roud, le chercheur d’esprit, se plaqua contre une paroi de la grotte. Il la grattait, il la palpait, enfonçant profondément ses doigts dans le calcaire ramolli par l’humidité. De ses mains agiles, il traçait des sillons sur la roche, à la recherche des animaux. Bientôt le premier cheval se manifesta sous ses doigts. Maz-Nôh, très vite, le dessina à l’aide d’un morceau de charbon de bois. Il lui donna vie. Puis un deuxième apparut, suivi d’un troisième. Les deux autres chamanes s’étaient contentés d’une pointe de silex pour graver la pierre. Roud courait partout tandis que tous hurlaient les noms ou les cris des animaux. Le chercheur d’esprits s’enfonçait dans les profondeurs de la caverne, près du grand puits, revenait dans la vaste salle, grimpait aux échafaudages, palpait le plafond, s’aplatissait pour toucher le fond des anfractuosités. Partout, il saisissait les esprits, immédiatement révélés par l’un des trois chamanes. Ici, trois pingouins semblaient mener la danse. Là, quelques poulpes flottaient en suspension. Ailleurs, un cerf, une tête de panthère et un superbe bison noir apparaissaient sous le charbon de Maz-Nôh. Des bouquetins, des chevaux, des bisons, des phoques, des chamois, prenaient vie sous les burins de silex de De-Foâh et de Lagh-Aard. Bientôt, les animaux peuplaient toute la caverne, accompagnés de signes gravés ou peints.
Les tambours avaient ralenti leur rythme. Les trois sorciers avaient repris leurs esprits humains. La cérémonie touchait à sa fin. Il était temps pour les chamanes de graver leurs trois croix dans la roche. Il revenait enfin à De-Foâh de reproduire l’hommage au Chasseur tué. "Il est loupé, me glisse Roud qui m’avait rejoint, sa tâche accomplie, on dirait un phoque !". Peut-être le chamane avait-il trop forcé sur les fumées hallucinogènes, peut-être tout simplement son estomac parlait-il pour lui, toujours est-il que lorsque nous sommes sortis de la caverne au petit jour, c’était pour passer de l’odeur âcre du feu de la caverne à celle, bien plus agréable, des phoques grillés qui nous attendaient.
A l’extérieur, les graves personnages ont retrouvé les gens du camp hilares. Déh-Déh l’homme-nu se tenait debout parmi eux. Il était descendu de sa colline pour apostropher les chamanes : “Profitez-en, empiffrez-vous de phoques car le temps se réchauffe. Un jour, les neiges fondues viendront grossir la Grande Mer et votre grotte ridicule sera engloutie à jamais". Personne ne l’écoutait. Tous avaient déjà suivi son conseil sans même l’entendre.
(1) Les peintures les plus anciennes de la grotte Cosquer ont été datées d’environ 27 000 ans. Le sanctuaire semble avoir été oublié pendant près de 9 000 ans puis redécouvert vers 19 000 ans par les auteurs des représentations animales. C’est à cette époque que se situe ce récit.
(2) Roud est un personnage du roman Le chamane du bout du monde, publié au Seuil en 1998. Je remercie l’auteur, le Marseillais Jean Courtin, préhistorien, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la grotte Cosquer, d’avoir bien voulu porter le regard du scientifique sur le texte de ce chapitre.
(3) Bien entendu, aucun de ces objets n’a été retrouvé dans la grotte Cosquer, 19 000 ans plus tard.
François HERBAUX
Photo Olive-Ministère de la Culture pour le Club de la presse Marseille-Provence.